Témoignage de Yann Mauffret,
maître charpentier du chantier du Guip
Les émotions du début
Je me souviens de l’étonnement et de l’admiration que j’ai ressenti à la première présentation du projet brestois pour le concours des « Bateaux des côtes de France ». C’était un petit article paru dans Le Chasse-Marée avec la silhouette élégante et racée d’une goélette de chasse du début du 19ème. Sa tonture basse bien dessinée, la quête de ses mâts, la guibre de son étrave étaient très différentes des reconstructions des bateaux de travail en chantier ou en projet sur les côtes françaises. Elle m’amenait à découvrir, admiratif, tout un pan de notre histoire maritime liée à la Royale et je me suis tout de suite dit que j’avais envie de la construire.
Le choix du chantier par l'association
Alors qu’à l’Ile-aux-Moines nous construisions La Belle Angèle pour Pont-Aven, nous avions eu la visite des Brestois pour présenter leur projet. L’association était forte de personnalités multiples et différentes, anciens de la pêche, du commerce ou de la marine, professionnels de la mer, entrepreneurs, universitaires ou acteurs du patrimoine maritime, c’était costaud et sans doute riche de confrontations. Commença alors une période d’études et d’échanges mutuels qui devait aboutir au choix d’un chantier par l’association. Nous étions en concurrence avec les chantiers finistériens qui, eux aussi, faisaient valoir leurs atouts et leur expérience. Nous avons été choisis, sans doute grâce à notre capacité à nous glisser dans l’histoire et à respecter le plus possible les caractéristiques des constructions originales.
La conception : quelques adaptations nécessaires
Vient ensuite une période de réflexion et de conception : il faut, en respectant l’esprit d’origine, définir un bateau qui respecte les règles de sécurité actuelles et permettre une utilisation collective afin de répondre aux missions que l’on pense confier à ce navire. D’emblée, le Pride of Baltimore, navire ambassadeur de la capitale de l’état du Maryland (USA), s’impose comme la référence à étudier, tant par la dimension tragique du naufrage du Pride of Baltimore (victime d’un chavirage probablement dû à une sous-estimation du lest) que par l’étude et la réalisation du Pride of Baltimore II.
C’est ainsi qu’en 1990, nous allons à Anvers visiter le navire en escale, avec des animateurs brestois de l’association dont Guy Le Cornec, André Miossec et Roger Gougeon. Le bateau est extraordinaire, élégant, authentique, mené professionnellement et nous fait entrevoir ce que sera la goélette brestoise. Nous menons alors avec François Vivier, architecte naval réputé des Chantiers de l’Atlantique, passionné de toujours du patrimoine maritime et associé à la création du Chasse-Marée, une réflexion sur la stabilité s’appuyant sur les règles édictées au plan international (normes françaises, Coast Guards américains…). Cette étude nous conduit à deux adaptations importantes du plan d’origine : rajout d’un lest de 12 tonnes sous la quille et rehausse du franc-bord de 30 centimètres. Ces modifications n’auront que très peu d’incidence sur l’esthétique de la goélette, mais sécuriseront fortement ses navigations ultérieures.
Préparation technique et administrative
Parallèlement, le travail de préparation est entamé. La Copréma (Bureau d’études en architecture navale) avec Gilles Roland et Jean-François Ansquer, est chargée de la réalisation des plans et de la coordination technique et administrative. La tâche n’est pas simple, à partir d’un plan d’archive de la Marine découvert par Jean Dréau au Service historique de la Marine, de concevoir un bateau historique qui respecte les normes de sécurité françaises et internationales, les exigences du bureau Veritas et la nécessaire authenticité de la reconstruction.
Le choix du bois de construction
Le chantier se charge des plans de charpente, cela va nous permettre de partir rapidement à la recherche des bois de marine nécessaires. L’alliance de notre scieur de bois de marine traditionnel, Doineau en Mayenne et de l’ONF (Office national des forêts) mobilisé par son directeur régional Jean-Marie Ballu, nous permettra d’obtenir un approvisionnement de qualité et culturellement intéressant car retournant vers des lieux historiques de coupes de bois de marine. C’est ainsi que deux chênes seront choisis en forêt du Gâvre près de Nantes et nous irons en vallée d’Aspe (Pyrénées-Atlantiques) chercher les sapins pectinés à croissance lente nécessaires à la mâture, tandis que les Hautes-Alpes nous fourniront les mélèzes d’altitude pour le pont.
Les charpentiers commencent le travail
Début septembre, les charpentiers investissent le chantier construit pour La Recouvrance, quai Malbert et se mettent au travail, le traçage étant déjà réalisé au printemps à l’Ile-aux-Moines. L’équipe rassemble, autour d’un noyau de charpentiers du Guip, des compagnons venus de partout, de Brest jusqu’aux Etats-Unis, attirés par le grand intérêt technique et culturel du projet.
La pose de la quille : un moment de fête !
Vient alors le moment de poser la quille, dont l’assemblage, symboliquement exécuté par le maire de Brest et le préfet maritime, sera le prétexte à une fête qui permettra de mesurer l’engouement des Brestois pour leur bateau et sa construction ; leur intérêt ne faiblira pas tout au long du chantier ouvert au public. Toute la construction sera une période de grand enthousiasme et de recherche constantes vers plus d’authenticité et plus de qualité. Chacun donnant le meilleur de lui-même. Le sens marin de l’équipe chargée par l’association du suivi de construction sera de bon conseil et épaulera quotidiennement l’avancée du chantier. La charpente axiale, puis les membrures sciées à l’Ile-aux-Moines, les bordés de chêne jusqu’à 15 mètres de long, les barrots et courbes, le pont et le pavois, tout se met en place.
Le moment tant attendu : la mise à l'eau !
La mise à l’eau est chargée d’une intense émotion partagée par des milliers de spectateurs et décuplée par la cacophonie des cornes de brume et les coups de canon : nous découvrons enfin notre goélette, majestueuse et élégante dans son élément. Viendront ensuite le matage en Penfeld, l’élaboration du gréement dessiné par Guy Le Cornec, enfin les aménagements intérieurs et la décoration conçus par André Miossec et qui seront menés avec la même volonté d’exception, de justesse et d’authenticité qui ont fait l’unanimité des connaisseurs.
La Recouvrance me rappelle chaque jour que notre métier est le plus beau : quelle intelligence nécessaire à toutes ses liaisons, quel savoir-faire dans tous ses assemblages, quel sens esthétique dans ses lignes et son unité, quelle nécessaire constance dans l’effort physique et intellectuel, car ce travail de compagnons porte le meilleur des hommes !
Retrouvez le livre La Recouvrance, carnets de bord par l'auteur Hervé Grall aux Editions Skol Vreizh.